Sortie de chantier !
6 nouvelles conférences gesticulées vont voir le jour à Dullin, au château partagé. Ratez pas
Partage d'expérience, par deux bénévoles, Cédric et Julie. Prémices avant une analyse critique et politique qui paraîtra dans quelques semaines, à têtes reposées.
Nous sommes un regroupement spontané, de citoyennes et citoyens voulant agir en solidarité en ce temps historique de crise sanitaire. Depuis le 23 mars nous avons distribué plus de 8000 masques en tissu sur tout le Nord-Isère et plus, via deux pôles organisés : "1 zone Bourgoin" et "1 zone pays viennois". Nous répondons aux messages d'alerte de soignant-e-s, n'ayant pas ou peu de protection, mais aussi aux aides à domicile, structures médico-sociales et depuis peu aux "métiers en contact" comme les éboueurs, forces de l'ordre … Tout ceci grâce à l'investissement de 17 personnes à la coordination/logistique, 23 conducteurs-trices, et jusqu’à 220 couturières ont fait partie du réseau. Total de 260 personnes bénévoles, sans cadre juridique type association.
Une couturière berjalienne poste sur le réseau social Facebook une photo d'un masque en tissu.
La mèche s’enflamme et provoque des réactions en cascade : un groupe est créé sur le réseau social pour échanger les techniques, les trucs et astuces. Les bonnes volontés ne manquent pas, la question logistique apparaît, il faut collecter les masques et les distribuer sans mettre en danger la santé des personnes. Des bénévoles "sur la route" arrivent pour y remédier. Ils et elles auront la charge de collecter les dons de matière, alimenter les couturières en kit prêts à coudre, et collecter les masques finis avant de les livrer aux professionnels. Il faut créer une organisation un tant soit peu efficace afin de préserver les énergies. Des documents partagés en ligne permettront un suivi par tous. Une boite mail est créé, la presse locale est interpellée, les réseaux sociaux se chargent de faire mousser l’initiative. Un point relais est mis en place en lien avec le Secours Populaire de Bourgoin-Jallieu. Il sert de stock et d’atelier de confection des kits.
Des bénévoles s'adonnent à "la coordination" : des rôles sont attribués, les tâches se distribuent, chacun connaît ce qu’il a à faire. Nous sommes le 23 mars, 6 jours après que l’idée soit née, les premiers EHPAD et infirmiers reçoivent leurs masques. Bien que la structure s’articule horizontalement, le caractère d’urgence de la démarche exige que des personnes ayant une vision globale des événements prennent des décisions pour l’avancée de l’action. Le nombre de couturières s’accroît très vite, on créé des fonctions de référent-es couturières, de chargé-e de prospection, de responsable communication … Tout ce monde-là est bien vite débordé, constatant que des couturières de la région viennoise entrent dans le réseau, il devient nécessaire de créer une zone autonome "pays viennois", ce sera fait en quelques jours. La méthode "berjalienne" est copiée collée. Le recrutement d'une quinzaine de bénévoles supports se fait par amitiés et cooptation conviviale ! Le 26 mars, les deux zones sont bel et bien lancées, au prix de nuits presque blanches pour certain-es, de litres de carburants pour d’autres, d’ampoules aux mains pour les dernier-es. Impossible et inutile de quantifier le nombre d’heures de travail accomplies.
Inutile de revenir sur ce que chacun sait pour ce qui est de l’incurie de la gestion de cette crise par les dirigeants du pays. Mais nous ignorions la réalité des conditions de travail des soignants. Nous ne mesurions pas l’état d’abandon de certains professionnels, et l’état d’urgence de l’ensemble des structures de soin. Les EHPAD et centres hospitaliers lancent dès les premiers jours de confinement des appels à l’aide. Et pour cause, la plupart disposent uniquement de vieux stocks de masques périmés certains plus chanceux ont quelques dotations, trop rares pour se considérer en sécurité. Est-il acceptable qu’un réseau solidaire citoyen doive livrer des centaines de masques amateurs à des hôpitaux régionaux, et même à de très grands hôpitaux lyonnais ? Dès les premiers jours de confinement, des hôpitaux mettent sous scellés leurs stocks pour éviter la cohue annoncée...
Le CHU de Grenoble et celui de Lille diffusent à grande échelle, et à qui veut l’entendre des patrons de couture, afin que les masques réalisés soient le plus possible sécures. Les infirmier-es libéraux reçoivent un nombre de masques par semaine au prorata de leur chiffre d'affaire, et non suivant le nombre de malades qu'ils et elles visitent (atteints ou non du COVID-19). Les aides à domicile sont littéralement terrorisées à l’idée de visiter les anciens sans aucune protection. Les structures médico-sociales recevant des publics fragiles, sont abandonnées. Il n’y a pas de masques pour eux, ils ne sont pas prioritaires, et lorsqu’on n’est pas prioritaire en période de pénurie, on crève la bouche ouverte, quand bien même il faille maintenir les résidents sous cloche. Le réseau s’est fait fort de livrer des établissements recevant des adultes handicapés, ou précaires, à qui les règles de distanciation sociale apparaissent comme une contrainte insupportable.
Dès les premiers jours, les témoignages arrivent. Ici un EHPAD qui reçoit des housses mortuaires, mais pas de masques, là un appel au secours dans un EHPAD ou 10 personnes décèdent en quelques jours. Ces premiers temps sont émotionnellement difficiles à gérer pour des personnes qui ne sont pas préparées à recueillir de telles paroles. Nous sommes le réceptacle d’une colère bouillonnante éteinte par l’urgence de soigner.
Dans la mesure ou 3 hommes ont cousu dans un groupe qui comptait jusqu'à 220 personnes, il est hors de question d'utiliser le masculin dans le récit ! On pourrait oser le terme de patchwork pour définir les profils des couturières. Bien souvent réunies par affinité, ami-es de réseau social, voisin-es de quartier, ami-es proches…Elles constituent des « grappes » à l’intérieur desquelles l’émulation positive se renforce. Beaucoup sont aussi isolées dans le réseau, avec comme seul contact le coup de fil de leur référente et la visite de leur chauffeur. D’autant plus isolées qu’elles le sont physiquement, seules chez elle.
Il y avait un paradoxe intéressant à noter d'ailleurs. Alors que leur travail était dispatché auprès de personnes qui leur étaient inconnues, les couturières s'attachaient aux bénévoles livreurs et livreuses. Comme si les chauffeurs-chauffeuses représentaient le lien vers le familier, à l'heure de l'isolement de chacun. Le point commun reste la condition sociale. Point de haut salaire à l’horizon. On y retrouve les militant-es qui ont l’habitude de "faire pour les autres", comme des gilets jaunes ou des militants écologistes, associatifs. Des anciennes soignantes qui connaissent trop bien l’état désastreux de nos structures hospitalières, des retraitées, beaucoup, des mamans en télétravail la journée, et en couture la soirée. Tous les âges de la vie sont représentés.
Dans cette organisation, le rôle du groupe facebook a été déterminant. Même si de nombreuses couturières en dehors des réseaux sociaux se sont documentées par ailleurs.
Elles ont d’emblée échangé sur leur méthode de travail, s’enrichissant les unes des autres, étudiant les documents glanés par l’organisation sur la couture en elle-même, mais aussi sur les conditions sanitaires et les règles à respecter pour épargner chacun-e. N’oublions pas que faire passer des objets de main en main est un risque important en période de virus. Elles ont pu faire évoluer leur travail au fil de l’eau grâce à leurs débats et leurs échanges. Elles se sont parfois constitué en « pôle » pour faciliter la tâche ardue du livreur. Sur notre secteur pays viennois, dans le village de Vernioz, il y avait une couturière qui se chargeait de récolter les masques de ses 4 consœurs du village. Idem dans un quartier de Vienne. La nécessité de faire gagner du temps par le regroupement a émergé naturellement. Le rythme de travail s’est institué, le savoir-faire a évolué. Alors actuel, en fin d’action, nous récoltons des masques emballés par 10 bien souvent, qui ont été lavés, avec un parfois un mot d’encouragement pour les soignants à l’intérieur, la collecte est devenu homogène, les emballages se ressemblent. Un vrai miracle de construction empirique. Elles ont confiance dans ceux qui coordonnent l’action. Très peu ont exigé de savoir où partaient les masques. Ça c’est admirable. Le fait d’accepter d’être dépossédé de son labeur est certes plus facile quand il s’agit de rendre service, plutôt que de vendre sa force de travail, mais cela reste un effort sur soi-même, qui pourtant fût la règle. Il serait beau d’imaginer que la conscience d’une puissante valeur d’usage permette ce miracle, ce que ne provoquera jamais la valeur économique.
On ne peut s’empêcher de voir un symbole dans le fait que ce réseau quasiment inédit, soit assis sur un savoir-faire de couture.
Gandhi avait fait du rouet un instrument de libération et d’autonomie alors que les anglais avaient le monopole du tissu en Inde, il exhortait les indiens à fabriquer leurs vêtements afin de contrer la domination britannique.
Loin des grandes luttes pour l’émancipation, l’analogie a du sens si l’on considère le réseau comme un contre-pouvoir face à un État sinon nocif dans son attitude, pour le moins impuissant. Quand on pense à la place qu'occupait le BEP de couture à l'école, voie proposée aux jeunes filles des couches populaires qui ne parvenaient pas à se fondre dans le moule de la méséducation nationale… désormais réhabilitée au grand jour, à la face des méprisantes classes bourgeoises.
L’apport de la mise en réseau est incontestable. 360 pièces livrées dans tel réseau de foyer d’accueil médicalisé, 260 dans tel service hospitalier, 600 pour un réseau d’aide à domicile … La puissance inégalée du "collectif" éclate avec brio. Les bénévoles à la coordination et celles et ceux "sur la route" sont le pont nécessaire vers les professionnels-elles en demande. Leur "volonté d'aider" ou "d'être util-e-s"…
Il y a eu un travail important de documentation sanitaire, et même technique à propos des matériaux. Des profs de couture dans des lycées techniques, des pros du secteur textile ou des soignants se sont mis à disposition pour apporter leur pierre à l’édifice de la confection des meilleurs masques possibles.
Quelques coordinateurs·trices à la fibre commerciale ont fait valoir leur qualité. Chacun et chacune a pu mettre à profit ce qu’il avait appris dans sa vie professionnelle ou associative au service de la cause. D’autres ont improvisé avec talent.
"Pour certains et certaines, c’est la mission de leur vie, leur premier engagement, la révélation."
L’horizontalité est de rigueur dans un réseau ou chacun et chacune est volontaire. Ça ressemble à une micro-société anarchiste, l’ordre moins le pouvoir. Pourtant, il ne s’agit pas d’un réseau d’amis ou de personnalités politiquement intimes. Seule la cause compte, l’urgence et l’importance de la situation prennent le pas.
Bien qu'on ait à faire à une micro société auto organisée, la plus horizontale possible, il a pourtant fallu que certains prennent des décisions pour tous. Le fait pour nous de créer les tournées de chauffeurs la veille pour le lendemain, c'est bien un acte d'autorité, fait avec la confiance de toute l'orga. Donc reconnaissons que sans des personnes aux prérogatives fortes, le sens et la force de l'action aurait été sans doute différents. Cependant, et c'est heureux, point de velléité managériale à l'horizon !
Néanmoins, quand certains agissent dans l’ombre, d’autres prennent la lumière. Certains philosophes nous diront que le vrai altruisme n’existe pas, qu’il sert au moins l’ego de l’individu. Dans cette chaîne humaniste, comme dans toute action altruiste, certaines personnes auront à coup sûr servi leurs intérêts, mais ça n’enlève rien à l’œuvre collective. Le caractère d’urgence de la situation n’a pas permis de poser des fondements, une ligne directrice commune, un politique de l’action.
Inévitablement, des questions fondamentales se posent sur les limites à franchir ou à respecter et pendant l’action. Il n’y a pas eu d’étape de construction. Pour le public, la communication externe, notamment sur les réseaux sociaux, s'est un peu joué sur le plan de l'héroïsation des protagonistes. Pourtant, nombre d'entre nous refusent cette dialectique. Il s'agit pour une partie de l'organisation, d'un sens du devoir porté avec responsabilité et humilité.
Tissus 100% coton, polaires fines, élastiques ... Pour lancer l'action, des associations ou organismes Puis les dons de particuliers ont afflué. Il y a eu par la suite les dons des entreprises spécialisées, voire quelques achats. Mais ce qui est remarquable, c'est d’œuvrer en économie circulaire. C'est d'ailleurs chouette de voir des masques à motif comme les draps pouvaient l'être. Le masque en tissu citoyen, modèle de recyclage, quel plaisir ! On nous promet désormais des millions de masques jetables, qui, dans les structures de soin, sont des déchets spéciaux, recyclés par des entreprises spécialisées. Ainsi, dans la population, il n'en sera rien. Des millions de tonnes de déchets nocifs sont à prévoir dans les mois qui viennent. Outre le fait qu'ils alimenteront une industrie trop heureuse de l'aubaine, pourquoi en état de crise sanitaire la question écologique est-elle renvoyée au second plan ? La crise écologique et environnementale est une maladie chronique d'une gravité sans pareil, la pollution de l'air fait entre 40 000 et 50 000 morts par an (source santé publique France), évidemment la question des déchets en est un symptôme. La crise du covid est une crise aiguë, certes, extrêmement grave, mais ou est la logique ? Lorsqu'un malade est atteint d'une pathologie au long cours, l'irruption d'une grippe sévère est-elle traitée indépendamment de son mal chronique ? La crise écologique doit être sans cesse la première de nos préoccupations. D'autant, on le voit, que des société de textiles et même hors secteur seraient trop heureuses de fabriquer du masque tissu. Il devrait être la norme, alors qu'il ne sera qu'un outil marginal, voire un phénomène de mode que l'on voit déjà poindre avec des marques s'affichant sur le nez et la bouche des consommateurs. Le capital récupère tout, partout.
Les masques en tissu du réseau constituent une valeur d'usage très forte, qui échappe à la valeur économique, jusqu'à ce que des entreprises et des réseaux "commerçants " surgissent pour remplir la fonction. Alors que l’État fait défaut, dans l'urgence, le réseau a été absolument essentiel à la bonne santé d'une partie de la société. C'est une preuve supplémentaire que le marché peut être supplanté par un effort collectif dégagé des intérêts individuels et marchands. Il en est de même pour les réseaux de surblouses, et dans une certaine mesure, de visières. En fait, c'est carrément un pan de production, de "réseau des réseaux", qui a surgit hors du marché.
La question de "coudre gratuitement" se pose également. C'est tout un corps de métier qui se voit être spolié de son travail et de sa rémunération.
Comme le disait Roland Barthes à propos de l'Abbé Pierre dans les mythologies :
"J'en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l'abbé Pierre n'est pas un alibi dont une partie de la nation s'autorise, une fois de plus pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice."
Ce réseau ne pouvait durablement continuer à exister sous peine d'éteindre la question essentielle du rôle de l’État. Pilonnés depuis des années par les politiques de privatisation, d'austérité et l'obsession de la dette, les services publics, ont payé le prix fort de cette crise.
Certains élus, trop rares, ont choisi de soutenir l'action. Mais là aussi, on peut légitimement se poser la question de l'opportunisme politique. Le drame conjoncturel de cette crise qui survient dans un entre-deux tours électoral ... des élus ont pu trouver confortable de laisser se développer cette action alors qu'eux même se trouvaient impuissants. D'autres en toute sincérité ont fait ce qu'ils ont pu. Certains l'ont méprisé.
Nous aborderons plus en détail ces questions dans l'analyse à froid, quand les retours d'expérience et les bilans auront été effectués.