juin 25, 2020

Ma parole ! (1) La prendre et la laisser

Ma parole ! (1) La prendre et la laisser

De Charlotte Dementhon

Parole : issu (1080) du latin chrétien parabola, terme de rhétorique désignant une comparaison, une similitude puis, chez les auteurs chrétiens la parabole ou un discours grave, inspiré. Parabola « faculté d'exprimer par le langage parlé » a supplanté le latin classique verbum dans l'ensemble des langues romanes (en dehors du roumain). Par métonymie, parole désigne aussi, dès les premiers emplois, la suite de mots, le discours exprimant une pensée remarquable, une promesse ou une phrase creuse, vide (1470).

Anecdotes pour commencer

Je voudrais commencer raconter cinq situations que j'ai vécues :

1/ réunion de bilan d'un atelier dans lequel nous avions invité trois représentants d'association et des personnes intéressées. Chacun avait un temps de parole égal pour présenter son point de vue. A la réunion de bilan, une personne  nous dit : « Je ne venais pas avec des questions sur les expériences des autres mais avec l’idée de raconter mes expériences.» ». Je suis surprise par une telle sincérité : c'est dire que je n'ai pas de curiosité pour ce que peut dire un autre que moi. Elle continue et je le vois comme une façon de se rattraper : « je suis contre la mesure des temps de parole, cela crée une inégalité, on n'a pas tous les mêmes capacités à s'exprimer, certains ont besoin de plus de temps que d'autres et donc sont bloqués par cette limitation du temps ». Elle poursuit encore: « et puis tout le monde n'aime par parler devant les autres, pourquoi les forcer ? », « et puis si j'ai quelque chose à dire qui peut intéresser les autres, pourquoi ne pas le partager ? » ou encore « on a le droit de venir à une rencontre même si on a rien à y dire ».

2/ première réunion du conseil de développement : nous sommes assis, les chaises en rangées et devant nous la table avec trois représentants. Je lève la main pour prendre la parole et j'attends. Entre temps, des personnes prennent la parole, parfois en même temps, parle plus fort que la précédente. Un des représentants me donne la parole mais avant que j'aie le temps de prononcer ma question, quelqu'un a pris la suite. Mon voisin me dit : n'attends pas, pose ta question bien fort, sinon on ne te laissera pas parler. Et je n'ai pas envie. J'attends et finalement mon voisin interrompt tous les autres en parlant encore plus fort pour me laisser parler. J'en reparle à la fin de la réunion avec ma voisine qui me dit :  « la communication, c'est pour vous les jeunes, nous on a appris que pour être entendu, il fallait parler plus fort que les autres ».

3/ atelier sur l'égalité femme/homme : il y a 15 femmes et 3 hommes. Un des hommes prend beaucoup la parole pour dire qu'il a été élevé par sa mère et qu'il est donc très sensible à l'égalité. A la fin de l'atelier, une femme lui adresse la parole : «j'ai entendu que tu étais sensible à l'égalité entre femmes et les hommes. Tu as raconté ton histoire et on a tous écouté. Moi j'ai voulu pendant l'atelier prendre la parole trois fois et les trois fois, c'est toi qui m'a interrompue avant que je n'aie pu exprimer mon idée ». Dans le même événement, il y a une projection de film, suivie par un débat. J'enregistre discrètement les temps de parole. 52 femmes et 8 hommes sont présents. Je fais les comptes : les 8 hommes (et en fait 3 hommes sur les 8) ont pris la parole autant de temps que les 52 femmes, et si les femmes l'ont prise pour la moitié des fois en interrompant une personne, pour les hommes, il s'agissait de 8 fois sur 10. Je le dis. Un homme, un des bavards, se lève, dit : « c'est n'importe quoi » et part en colère.

4/ Au Zimbabwe, chaque prise de parole en public commence par « pamusoroi », qui est « excusez moi », parce que je vais interrompre un silence.

5/ J'anime une formation sur le développement avec 30 participants. J'ouvre un temps de question, que trois participants saisissent pour échanger. Je les interrompts. Et deux d'entre-eux me demandent pourquoi je n'autorise pas les débats ou me le reprochent : « parce que si on ne peut pas débattre, à quoi ça sert ? ». Cela n'arrive pas qu'à cette formation. Il y a une sorte d'aura sacrée au mot débat!

Et 7 idées pour les ateliers et les formations

Ce que j'ai envie de proposer, pendant les ateliers et les formations que nous organisons, c'est :

1/ de mettre en lumière l'apprentissage que nous avons reçu autour de la parole en observant une conversation anodine entre 2 ou 10 personnes :

il est admis de s'interrompre, de ne pas regarder la personne qui parle ou de ne pas l'écouter, de dire ce qu'on avait prévu de dire quelque soit l'état actuel du dialogue et de son avancée, de se répéter, de parler longtemps.

Il est aussi admis de rejeter la parole de l'autre en remettant en question des aspects secondaires de son message voire de sa grammaire ; de caricaturer la pensée de l'autre jusqu'au fameux point Goldwin, de reformuler à la place d'une personne et en son nom plutôt que de lui laisser terminer l'expression de sa pensée, de nier la diversité des points de vue par des expressions telles que « faut pas se mentir », « on sera tous d'accord de dire que », de parler des autres en introduisant sa pensée par « les gens » ou « les Français » ou d'autres catégories.

Il est courant de dire : « je rebondis sur toi ».

2/ de donner d'autres règles que ces règles tacites : parmi les règles que nous donnons comme un cadre en début d'atelier, il y a celles-ci :

  • je dis « je », je donne mon point de vue et je présente mon propos comme un point de vue situé et pas comme une vérité générale parce que : « j'ai arrêté d'être malheureux quand j'ai cessé de vouloir avoir raison »
  • j'écoute parce que comme dit une amie conteuse, on a tout en double, les yeux, les oreilles mais on a une seule bouche ; pour rendre possible l'écoute, il faut donner une attention à l'organisation de la salle pour que chacun puisse entendre et voir la personne qui parle

Nous prenons aussi un temps pour nommer les rapports de pouvoir qui peuvent exister entre nous et qui conditionnent notre accès ou notre usage de la parole : des participants peuvent être sensibles au genre, au classisme, quand le parcours scolaire des participants ou leur statut social actuel est plus ou moins prestigieux...

3/ de prendre conscience de nos prises de parole : si je viens de prendre la parole, quelles étaient mes réelles intentions ? J'essaie de me poser cette question et mes dernières prises de parole ont eu pour intention de :

  • rompre mon endormissement ou le cacher, en posant une question
  • recevoir une reconnaissance de ma présence, de mon savoir ou de ma capacité à utiliser les mots avec élégance, en posant une question (une fausse question, parfois) ou en faisant une remarque
  • donner mon point de vue que j'y sois invitée ou pas  
  • changer la direction que prenaient les échanges
  • amoindrir la portée de ce que vient de dire la personne précédente
  • parfois quand même pour ajouter une information !

4/ d'être précis dans ce que nous faisons de  notre parole :

  • est ce que je donne mon point de vue ? Est ce que je parle d'un fait avéré, dont je suis sûre ? Et si ce n'est pas le cas, comment puis-je l'exprimer ? Est ce que j'ose exprimer mon propre doute ?
  • est ce que je parle par rapport à la question initiale ? Ou par rapport à la dernière prise de parole ?

5/ d'identifier les procédés rhétoriques utilisés pour les désarmer :

Je constate aussi des prises d'intention pour séduire un public ou pour convaincre son interlocuteur. Ces prises de parole reposent souvent sur des procédés rhétoriques. Il peut s'agir de :

  • nier la possibilité d'un autre point de vue « ce n'est pas possible au XXIe siècle de dire... », « il faudrait être fou pour penser que »,« vous ne pensez quand même pas que... »
  • insérer une comparaison exagérée, farfelue ou tragique (jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ce qui est désigné par le Point Goldwin)
  • hausser le ton et faire monter l'émotion
  • insister sur les aspects logiques de son raisonnement même si les causalités ne sont pas expliquées
  • en faire une bataille avec deux camps qui s'opposent et qui se confondent avec l'idée : « on peut être contre moi ou avec moi »
  • faire autorité en mettant en avant sa biographie ou une représentativité d'une catégorie sociale ou des citations ou des référents presque transcendentaux comme la science ou la République !

6/ de prendre conscience de nos postures d'écoute : j'essaie aussi de nommer la qualité de mon écoute :

  • est ce que j'écoute logistiquement pour savoir quand je vais pouvoir parler ?
  • est ce que j'écoute  de façon critique à partir du jugement que j'ai déjà de la personne qui parle ?
  • est ce que je n'écoute pas parce que je suis ailleurs ?
  • est ce que je suis ouverte à entendre quelque chose que je ne pense pas et à faire évoluer mon avis ? Savoir parler sans être d'accord avec la personne précédente est un apprentissage, souvent mis de coté parce que l'expression d'avis divergents est considéré comme un risque de fragmentation du groupe.

7/ d'expérimenter des artifices, avec l'idée que « plus il y a de contraintes, plus il y a d'égalité. » comme :

  • la limitation du nombre de prises de parole par la remise de tickets : par exemple, chaque personne reçoit trois tickets et pourra donc prendre la parole trois fois. Cela amène à réfléchir à l'importance des sujets à nos yeux et à sa réserver sa participation à ce qui compte le plus pour nous.
  • l'enregistrement des temps de parole de chacun et la limitation des temps : avec soit une limite (par exemple 10 minutes par personne) ou soit un objectif d'égalité,
  • des temps d'écoute exclusive où je dois écouter une personne (pendant 5, 15 ou 30 minutes) sans l'interrompre ni prendre de notes ni préparer une réponse,
  • des règles comme  commencer chaque phrase en disant « j'aime quand tu dis que » avant de continuer avec ce que nous voulions dire.
  • des tours de table pour que chacun soit explicitement invité à parler

D'autres ressources pour continuer la réflexion  :

une citation classique quand on parle de communication : "Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez en comprendre, ce que vous voulez comprendre, et ce que vous comprenez, il y a au moins neuf possibilités de ne pas se comprendre."

Sur l'apprentissage de la parole pour les garçons et les filles : la répartition des tâches entre les hommes et les femmes dans le travail de la conversation par Corinne Monnet : https://infokiosques.net/IMG/pdf/LaRepartitionDesTachesConversation-cahier.pdf

Les 10 propositions de la journaliste Celeste Headler : https://www.ted.com/talks/celeste_headlee_10_ways_to_have_a_better_conversation