juin 25, 2020

Ma parole ! (2) Quelles compétences pour faire ensemble ? Pour une éducation populaire

Ma parole ! (2) Quelles compétences pour faire ensemble ? Pour une éducation populaire

De Charlotte Dementhon

Compétence, emprunté (vers 1460) au bas latin competentia « proportion, juste rapport » et a évolué, de l'emploi juridique spécialisé (1596) à l'emploi général  pour « capacité due au savoir, à l'expérience » (1690). Le sens de « rivalité, concurrence » (1585) qui s'était développé sous la pression du verbe latin competere « chercher à atteindre concurremment » a été supplanté par le terme apparenté « compétition » et a disparu.

Trois anecdotes pour commencer

1/ J'étais hier soir en réunion. Nous étions 16, de 31 à 70 ans. Nous avons tous une expérience fréquente des réunions. Le processus que nous validons en début de réunion, c'est de passer en revue un document (une liste d'une page) puis de lister les questions à traiter en priorité, en 1h30.

Et pourtant nous n'arrivons pas à terminer la lecture de la liste d'une page dans ce temps. Des participants donnent leur avis sur chaque point, posent des questions sur des points qui n'ont pas encore été énoncés, remettent en cause la raison de leur présence (parfois avec des expressions attendues comme « l'usine à gaz ») ou les actions à venir  (« je ne me souviens pas pourquoi on voulait faire ça, je proposerai plutôt de faire autre chose »), parlent de sujets qui ne sont pas à l'ordre du jour, reviennent sur l'histoire du collectif (« en 1997... »), imaginent ce qui pourrait se passer (« ça ne va pas marcher, j'en suis sûr ») ou les intentions hostiles d'autres acteurs pas encore rencontrés (« ils ne veulent pas que ça marche »), parlent en pensant pour la première fois à la question qui est à l'ordre du jour (et partagent leur raisonnement en direct) ou donnent leur opinion générale sur la société (à l'heure actuelle...).

Deux hommes en particulier prennent beaucoup la parole, s'interrompent, se pinguent-ponguent sans pourtant qu'il n'y ait une contradiction dans leur propos. Ils ne s'écoutent pas. La réunion est terminée. Un des deux hommes qui avait prévenu qu'il partait à l'heure pile part. D'autres se lèvent. Et nous prenons une date pour une prochaine réunion dont l'objectif est le même.

2/ nous avons animé un arpentage, c'est à dire une lecture partagée, où chacun doit lire une partie du texte et ensuite dire quelles sont les grandes idées de la partie qu'il a lue aux autres pour qu'en une après midi on ait collectivement compris de quoi il s'agit.

Il y a eu des  autocritiques (« ce n'est pas bien ce que j'ai fait »), des réticences («c'est trop scolaire, je n'ai pas envie »), des difficultés à lire (« je n'ai pas eu assez de temps pour lire le quart de la partie que j'avais »), des restitutions par la critique mais sans pouvoir résumer le contenu, ou de façon longue et pas toujours très compréhensible (en relisant ses annotations de marge, sans les contextualiser, ce qui prend aussi beaucoup de temps, en s'attachant à un paragraphe plutôt qu'au sens général), et un manque d'écoute parce que les personnes continuent de préparer ce qu'elles vont dire plutôt que d'écouter.  

3/ débat après un film, en présence du réalisateur. La parole est à la salle, pour les questions. Il ne s'agit pas de questions en fait mais de critique ou de récits personnels. Des interventions plutôt longues, parfois en boucle. En sortant, j'ai l'impression qu'on est passé à coté de la chance de parler au réalisateur de son film, de son intention... qu'on a manqué collectivement de curiosité.

Des compétences à acquérir

Dans les trois situations, j'ai l'impression que des compétences nous manquent, et je me surprends à me demander comment ça se fait qu'avec 10 ans de scolarité de base, on ne les ait pas acquises. Ces compétences sont :

  • parler pour transmettre un message, en situant son point de vue, en ayant conscience de la place que l'on prend et en donnant envie d'être écouté
  • écouter pour comprendre le point de vue des autres, comme une fin en soi, sans vouloir réagir, sans chercher de confirmation à sa propre pensée, sans rejeter le point de vue de l'autre en fonction de ses préjugés,
  • lire un texte en restant concentré
  • résumer un document (texte, vidéo...)
  • respecter le processus ou le dispositif sur lequel on s'est mis d'accord
  • poser des questions pour vouloir en savoir plus
  • avancer collectivement dans un raisonnement sans effet de posture, vers une finalité

Des engagements dans mes pratiques

Alors qu'est ce que je fais de ce constat ?

Je vais veiller à mettre l'accent sur ces compétences dans nos ateliers, à les présenter, à les expliciter, à les transformer en règles ou en consignes précises, en rassurant : c'est un apprentissage que nous pouvons faire ensemble, qui n'a rien de naturel ni d'évident.

Parce que je pense que ces compétences permettent l’émancipation individuelle et collective, et la transformation de la société, qui est la finalité de l'éducation populaire. Et parce que nous nous revendiquons de l'éducation populaire. D'ailleurs l'autre jour dans un centre social, quelqu'un nous a dit : « Cela me fait plaisir que vous parliez d'éducation populaire, ça fait longtemps que je n'en avais pas entendu parler ».

Une définition de l'éducation populaire tirée du site : http://www.education-populaire.fr/definition/

L’éducation populaire n’existe pas «  en soi  ». C’est un processus qui peut se retrouver dans des lieux très divers – et au contraire être absent de lieux qui, pourtant, s’en réclament. Cette démarche, telle que nous la concevons, est forcément politique : elle consiste à décrypter les rapports de domination, à prendre conscience de la place que l’on occupe dans la société, à apprendre à se constituer collectivement en contre-pouvoir, à expérimenter sa capacité à agir.

Ce qui est visé, ce n’est pas seulement le développement ou l’épanouissement personnels  : c’est bien l’émancipation individuelle et collective, et la transformation de la société.

La conception du progrès social qui sous-tend l’idée d’éducation populaire repose sur l’émancipation individuelle et collective des individus. C’est pour moi une conception libertaire, qui n’a rien à voir avec l’avant-gardisme ou une vision autoritaire. C’est pourquoi les questions éducatives sont centrales pour les libertaires, bien au-delà du strict système scolaire : tout au long de la vie, les individus sont appelés à former leur conscience politique et à s’émanciper des mécanismes de domination. C’est précisément cela, l’objectif de l’éducation populaire.

Le principe de l’éducation populaire, c’est de promouvoir, en dehors du système d’enseignement traditionnel, une éducation visant le progrès social.

Et une vidéo : la vidéo des chats et des souris : http://www.education-populaire.fr/mouseland-le-pays-des-souris/