novembre 4, 2020

La pédagogie des opprimés – Paulo Freire – 1970

La pédagogie des opprimés – Paulo Freire – 1970

Notes de lecture de Maxime Laisney pour la Coopérative Citoyenne

Note sur ces notes : comme toutes notes de lectures personnelles, celles-ci sont partielles et partiales. On y trouve aussi bien des reformulations complètes que des extraits de paragraphes entiers ou retouchés. Ces notes « résument » en 10 pages un PDF de 111 pages établi par le collectif Résistance 71.

Oppresseurs, opprimés

Du fait de l’existence manifeste d’oppresseurs et d’opprimés, l’humanité dans son ensemble de déshumanise. Cette situation de violence contrevient à l’avènement d’une humanité émancipée.  Ni les oppresseurs, ni les opprimés ne sont complètement humains dans un tel cadre. Seuls les opprimés, du fait de leur place dans le rapport de domination, sont à même de construire et de mener les transformations qui mettront fin à cette domination. Ce faisant, ils se libèreront et libèreront en même temps leurs oppresseurs de leur aliénation dans la situation de domination. La difficulté étant que les opprimés, ayant grandi dans l’oppression, ont intégré tous ses mécanismes : ils ont spontanément tendance à les reproduire et, d’une certaine manière, l’oppresseur les « habite ». Par ailleurs, ils ont souvent peur du changement et du vide dans lequel les laisserait leur soudaine liberté.

West Papua Liberation Monument
Photo by Anisetus Palma / Unsplash

La libération des opprimés les oblige donc à relever plusieurs défis :

  • Prendre conscience de l’oppression en tant que système et de leur statut d’opprimés (et du caractère non naturel, non nécessaire et injuste de cette situation) ;
  • Prendre conscience que, ayant grandi dans ce système, ils en ont incorporé les schèmes, qu’ils reproduisent souvent sans le vouloir ni même le savoir, et dont ils doivent maintenant se débarrasser ;
  • Imaginer leur propre idéal de société égalitaire, le mettre en mots et (commencer à) le mettre en œuvre.

L'éducation bancaire versus l'éducation libératrice

Dans un système oppressif, l’éducation s’effectue sur un mode bancaire : la connaissance est un objet froid transmis par l’enseignant à ses élèves, sortes de vases passifs à remplir. Ce mode de transmission correspond parfaitement au système oppressif, puisqu’il formate des sujets (considérés finalement comme des objets) habitués à gober le monde plutôt qu’à l’interroger. La connaissance y est transmise segmentée, sans sens et sans histoire, dénuée d’intérêt (au double sens du terme), verticalement. L’enseignant domine ses élèves, il n’a rien à apprendre d’eux. Il postule qu’ils ne savent rien.

A l’inverse, une éducation libératrice postule que les élèves (qui peuvent être des adultes) sont porteurs de savoir sur le monde, dont ils font partie au même titre que l’enseignant. L’éducation libératrice (ou « qui pose les problèmes ») n’est possible que si enseignant et élèves sont remis à égalité face à la connaissance, c'est-à-dire à la compréhension du monde, s’ils acceptent d’apprendre ensemble, avec et par les autres, par la pratique du dialogue. L’éducation libératrice est une praxis : action orientée par la réflexion et connaissance instruite par l’expérience concrète, qui vise la transformation du monde et en particulier l’annihilation de la domination, la fin du système oppresseur / opprimé.

C’est en cela qu’elle est révolutionnaire et toute tentative qui se prétend révolutionnaire ne peut reproduire les mécanismes de l’éducation bancaire propre au système de domination.

Praxis

Au cœur du dialogue se trouve le mot, la parole. Le mot véritable est celui qui transforme le monde, qui est praxis. Le sacrifice de l’action est verbalisme ; le sacrifice de la réflexion est activisme. Exister humainement, c’est nommer le monde, le changer, le transformer en problème à résoudre.

Cette parole est le droit de tous, à égalité. Elle ne devient authentique que dans le dialogue entre personnes qui se reconnaissent ce droit à égalité. C’est un acte de création collective. Il implique l’amour des autres et du monde : l’amour est en même temps le fondement du dialogue et le dialogue lui-même.

Le dialogue implique également l’humilité : ne pas se sentir seul détenteur de la vérité et accepter de « bouger » par le dialogue. Sans quoi la rencontre est impossible. Le point de rencontre est là où il n’y a ni ignorants, ni sages parfaits, il n’y a que des gens qui tentent, ensemble, d’apprendre plus que ce qu’ils savent maintenant.

Le dialogue implique enfin une foi en l’humanité : la capacité pour chacun.e de participer et d’agir. Cette foi n’est cependant pas naïve : elle sait qu’il va falloir d’abord dépasser les façons d’agir, de penser et de sentir de celles et ceux qui ont grandi sous la domination.

L’amour, l’humilité et la foi en l’humanité inscrivent le dialogue dans une confiance mutuelle. A l’inverse, lorsque ces conditions font défaut, la confiance fait aussi défaut.

Le dialogue ne peut pas non plus exister sans l’espoir. Si les gens impliqués dans le dialogue n’attendent rien de leur effort, leur rencontre sera vide et stérile, bureaucratique et pénible.

Finalement, le dialogue ne peut pas exister si les gens qui s’y impliquent ne s’engagent pas dans la pensée critique, mode de pensée qui discerne une solidarité indivisible entre le monde et les gens et n’admet aucune dichotome entre eux, mode de pensée qui perçoit la réalité comme un processus, comme une transformation, plus qu’une entité statique, mode de pensée qui ne se sépare pas de l’action, mais qui constamment s’immerge dans la temporalité sans peur des risques encourus.Pour l’éducateur banquier antidialogique, la question du contenu ne concerne simplement que le programme dont il / elle va discourir avec ses élèves ; et il répond à sa propre question en organisant son propre programme. Pour l’enseignant-élève dialogique posant les problèmes, le contenu du programme éducatif n’est ni un don ni une imposition, ni des morceaux d’information devant être déposés dans les élèves, mais plutôt une “re-présentation” organisée, systématisée et développée aux individus, des choses sur lesquelles ils veulent en savoir plus. Le but étant de comprendre le monde, à partir de son propre vécu, pour le transformer et se libérer collectivement.

L’éducateur doit donc identifier les « thèmes générateurs » des gens : à partir de l’analyse collective de leurs actions quotidiennes, il s’agit de déterminer les bases de leur vision du monde, puis de les interroger.

A la différence des animaux, les humains, parce qu’ils sont conscients d’eux-mêmes et donc du monde, et parce qu’ils transforment ce monde, existent dans une relation dialectique entre des limites qui les déterminent et leur propre liberté. En prenant conscience des « situations-limites » (auxquelles ils sont confrontés (et de l’historicité de celles-ci), les hommes et les femmes peuvent poser des « actes-limites » pour les dépasser. Les animaux, entièrement déterminés par leurs instincts, réagissant aux stimuli de l’environnement sans conscience ne de l’un ni des autres, pris dans un monde anhistorique, ne peuvent que s’y adapter. Les humains, pour leur part, passent leur temps à le transformer. Ce faisant, chaque époque hérite d’un monde déjà largement transformé par les générations antérieures : l’ordre « établi » n’y est pas « naturel ».

Nell Duncanson and Isabel Plante Wearing Gas Masks, Israel, World War II, 1939-1943
Photo by Museums Victoria / Unsplash

De même que l’Homme transforme le monde, il crée en permanence une culture qui intègre des institutions, des idées, des concepts… Ces éléments constituent « l’univers thématique » à identifier et à questionner. Il s’agit notamment d’en repérer les contradictions, c’est-à-dire les lieux où les intérêts des oppresseurs et des opprimés sont antagonistes.

Une fois identifiées les « situations-limites » et leurs mythes sous-jacents, il s’agit aussi d’envisager les possibilités non-testées, puis de les tester à travers les « actes-limites », dans la réalité.

Le thème générateur fondamental de notre époque est la domination.

L’investigation des thèmes générateurs se fait de manière dialectique : l’expression du concret permet un premier passage à l’abstraction, par « codage » (un schéma par exemple), qui est ensuite questionnée au regard de situations concrètes. Ce passage par l’abstraction ne constitue pas un cours magistral à ingurgiter mais une re-présentation présentée comme problématique. La codification de l’abstraction ne doit être ni trop, ni pas assez explicite, pour susciter l’intérêt des gens.

Le thème générateur ne peut être appréhendé que dans la relation humain-monde. Il s’agit à la fois d’interroger les actions des gens et leurs représentations de celles-ci et de leurs effets.

L’investigation sera la plus éducative lorsqu’elle est la plus critique, et plus critique quand elle évite les grandes lignes étriquées des vues partielles ou “focalisées” de la réalité et demeure dans le domaine de la compréhension de la réalité totale. Ainsi, le processus de recherche de la « thématique sensée » devrait inclure une préoccupation pour les liens entre les thèmes, une préoccupation à poser ces thèmes en tant que problèmes, et une préoccupation pour leur contexte historico-culturel.

Au cours du processus, les gens acquièrent la conscience de leur perception initiale et de leur évolution depuis celle-ci : la « conscience potentielle » (conscience de ce qui devient possible) remplace la « véritable conscience » (état de conscience initial révélé au départ de l’analyse dialogique).

Parce que cette vision de l’éducation commence avec la conviction qu’elle ne peut pas présenter son propre programme, mais doit rechercher ce programme de manière dialogique, avec les gens, elle sert alors d’introduction à la pédagogie des opprimés, dans l’élaboration de laquelle les opprimés eux-mêmes doivent participer.

Leaders révolutionnaires

Les leaders révolutionnaires ne peuvent pas traiter les opprimés simplement comme des activistes à qui on refuse l’opportunité de la réflexion pour ne leur permettre que l’illusion de l’action, alors qu’en fait ils ne seraient que toujours manipulés, et dans ce cas précis par les présumés ennemis de toute manipulation.

Il est absolument essentiel que les opprimés participent au processus révolutionnaire avec une conscience critique croissante de leur rôle de sujets de la transformation. S’ils sont tirés dans ce projet en tant qu’êtres ambigus, en partie eux-mêmes et en partie leurs oppresseurs logés à la même enseigne, et s’ils parviennent au pouvoir toujours en personnifiant l’ambigüité qui leur est imposée par la situation oppressive, ils imagineront à peine qu’ils ont atteint le pouvoir. Leur dualité existentielle pourrait même aider à l’épanouissement d’un climat sectaire menant à la mise en place de bureaucraties qui minent la révolution. Si les opprimés ne sont pas conscients de cette ambigüité pendant le processus révolutionnaire, ils pourraient bien participer à ce processus avec un esprit plus revanchard que révolutionnaire. Ils pourront alors aspirer à une révolution qui sera un moyen de domination plutôt qu’un chemin vers la libération.

Tôt ou tard, une véritable révolution doit initier un véritable dialogue courageux avec le peuple. Sa légitimité entière réside dans ce dialogue. Elle ne peut pas avoir peur des gens, de leur expression, de leur participation effective au pouvoir. Elle doit leur rendre des comptes, doit leur parler franchement de ses résultats, ses erreurs, ses mauvais calculs et ses difficultés.La praxis ne se divise pas en une étape primordiale de réflexion et une étape ultérieure d’action. L’action et la réflexion, la réflexion et l’action se produisent simultanément.

Le refus de la communion dans le processus révolutionnaire, l’évitement du dialogue avec les gens sous prétexte de les organiser, de renforcer le pouvoir révolutionnaire ou d’assurer un “front uni”, est en réalité une peur de la liberté. C’est une peur ou un manque de foi en les gens. Mais si on ne peut pas faire confiance aux gens, alors il n’y a aucune raison pour la libération ; dans ce cas la révolution n’est même pas portée pour le peuple, mais par le peuple pour les leaders : une auto-négation totale.

C’est la praxis des leaders révolutionnaires qui les authentifie comme tels : leur capacité à impliquer tous les gens, à la fois dans la réflexion et dans l’action communes.

La domination, par nature, ne demande qu’un pôle dominant et un pôle dominé en une contradiction antithétique ; la libération révolutionnaire, qui tente de résoudre cette contradiction, implique l’existence non seulement de ces deux pôles mais aussi d’un groupe de leaders qui émergent au cours de cette tentative. Ce groupe soit s’identifier avec l’état d’oppression des gens ou alors il n’est pas révolutionnaire. Simplement penser auxgens, comme le font les dominants, sans don de soi dans cette pensée, échouer à penser avec les gens, est une façon certaine de cesser d’être un leader révolutionnaire.

Dans le processus d’oppression, quelqu’un opprime quelqu’un d’autre ; nous ne pouvons pas dire que dans le processus de la révolution quelqu’un libère quelqu’un d’autre, ni non plus que quelqu’un se libère lui-même, mais plutôt que des êtres humains en communion les uns avec les autres, se libèrent.

L’inhumanité des oppresseurs et l’humanisme révolutionnaire utilisent tous deux la science. Mais la science et la technologie au service des premiers nommés sont utilisées pour réduire les opprimés au statut de “choses” ; au service des derniers, elles sont utilisées pour promouvoir l’humanisation. L’humanisme révolutionnaire scientifique ne peut pas, au nom de la révolution, traiter les opprimés comme des objets à être analysés et (basé sur cette analyse) ordonner des prescriptions comportementales.

Les leaders révolutionnaires scientifiques et humanistes, d’un autre côté, ne peuvent pas croire dans le mythe de l’ignorance des gens. Bien qu’ils peuvent légitimement reconnaître qu’ils ont peut-être un niveau de conscience révolutionnaire différent du niveau de connaissance empirique des gens, ils ne peuvent pas imposer leur connaissance ni eux-mêmes aux gens. Ils ne peuvent pas parler par slogans, mais doivent entrer en dialogue, de façon à ce que le niveau de connaissance empirique de la réalité des gens, nourri par le niveau de conscience des leaders, se transforme graduellement en connaissance des causes de la réalité. Si au lieu de cela, les leaders révolutionnaires persistent à imiter les méthodes de domination des oppresseurs, les gens pourront alors y répondre de deux façons. Dans certaines circonstances historiques, ils pourront être apprivoisés par les nouveaux contenus que les leaders déposent en eux. En d’autres circonstances, ils pourraient prendre peur d’une “parole” qui menace l’oppresseur qui les habite. Dans l’un ou l’autre cas, ils ne deviennent pas révolutionnaires. Dans le premier cas, la révolution est une illusion, dans le second une impossibilité.

School corridors after lunch.
Photo by Wladislaw Peljuchno / Unsplash

Le dialogue entre les leaders révolutionnaires et les gens ne peut pas attendre leur prise de pouvoir, car c’est dans la conquête du pouvoir que se s’auto-éduque le peuple, que se forgent les idéaux révolutionnaires et que s’acquièrent les pratiques démocratiques. « On apprend à nager dans l’eau, pas dans une bibliothèque. »

La conquête

La conquête est une nécessité pour les oppresseurs : conquérir l’autre, en faire un opprimé à son service, une chose. C’est ce que permet l’action anti-dialogique. Les oppresseurs y présentent un monde mythifié, anhistorique, non problématique, « naturalisé », immuable. Tous ces mythes (sur la liberté d’entreprendre, l’égalité des chances, le travail…) sont constamment véhiculés par les oppresseurs et leurs courroies de transmission, jamais interrogés, et servent de soubassement idéologique à leur décisions, au maintien du système de domination.

Le contenu et les méthodes de conquête varient historiquement, ce qui ne varie pas en revanche (aussi longtemps qu’existent et existeront des élites dominantes) est cette passion nécrophile d’opprimer.

Diviser pour mieux régner

Les oppresseurs constituant une petite élite minoritaire, ils font tout pour empêcher l’unité de la majorité opprimée.

Une première technique consiste à aider (de façon paternaliste) un groupe plutôt qu’un autre (paysans, ouvriers, étudiants…), le renfermant sur lui-même plutôt que de lui permettre d’accéder à la conscience de la totalité et à la solidarité.

Une autre technique consiste à prétendre aider des communautés en ne formant que des leaders sélectionnés, plutôt que d’enclencher un processus d’éducation populaire avec l’ensemble des leurs membres. Ou encore de choisir parmi les leaders syndicaux ceux avec qui il est possible de discuter.

Les oppresseurs n’aiment pas le concept de classes, qui permet de montrer la dichotomie fondamentale entre eux et les opprimés. Ils plaident pour l’harmonie, comme si de rien n’était. Les oppresseurs parfois même s’opposent entre eux ; mais bien vite ils se resolidarisent dès qu’il s’agit de défendre leurs privilèges de classe.

La fausse générosité des oppresseurs à l’égard de certains opprimés (ceux qu’ils auront choisis) ne poursuit que deux buts : maintenir l’ordre établi malgré tout, et se donner bonne conscience.

La manipulation

La manipulation nécessaire au maintien de l’oppression s’appuie sur un mythe particulier : celui consistant à faire croire que n’importe quel opprimé peut devenir lui aussi, s’il en accepte les règles du jeu, membre de l’élite, de la bourgeoisie.

Lorsque les opprimés gagnent en niveau de conscience et en agressivité vis-à-vis du système oppressif, les oppresseurs font semblant de lâcher du lest et proposent des « pactes » qui s’appuient sur de nouveaux mythes (par exemple l’union des classes pour la défense de la Nation face à un danger extérieur).

Une des méthodes de manipulation est d’inoculer aux individus un appétit bourgeois pour le succès personnel. Cette manipulation est parfois menée directement par les élites et parfois indirectement, au travers de leaders populistes. Ces leaders servent d’intermédiaires entre les élites oligarchiques et le peuple. L’émergence du populisme comme style d’action politique coïncide ainsi de manière causale avec l’émergence des opprimés. Le leader populiste qui monte au gré de ce processus est un être ambigu, un “amphibien” qui vit dans deux éléments ; faisant la navette entre le peuple et l’oligarchie dominante. Il porte la marque des deux groupes. Comme le leader populiste ne fait que manipuler, au lieu de lutter pour une authentique organisation populaire, ce genre de leader ne sert que très peu la révolution. Seulement en abandonnant son caractère ambigu et son action dualiste et en optant de manière décisive pour le peuple (cessant donc par là d’être populiste…), renonce-t-il à la manipulation et se dédie-t-il à la fonction révolutionnaire de l’organisation. À ce moment il cesse d’être un intermédiaire entre les gens et les élites et devient une contradiction pour ces dernières, dès lors les élites vont joindre leur force pour le briser. Tout leader populiste qui bouge (même discrètement) vers le peuple d’une manière ou d’une autre et autrement qu’en tant qu’intermédiaire de l’oligarchie se verra maté par celle-ci, si elle a la force suffisante pour le faire. Mais tant que le leader se restreint à un rôle paternaliste et à des activités de bien social, même s’il peut y avoir des divergencesoccasionnelles entre lui et l’oligarchie et les groupes d’intérêts particuliers, il sera rare de voir une différence profonde. Tout cela parce que finalement, tous les programmes d’aide sociale en tant qu’instruments de la manipulation, servent à terme, l’objectif de la conquête. Ces programmes agissent comme des anesthésies, distrayant les opprimés des vraies causes de leurs problèmes et de la solution concrète à ces problèmes. Ils divisent les opprimés en groupes d’individus espérant obtenir quelques bénéfices de plus. Cette situation néanmoins contient un élément positif : ceux qui reçoivent de l’aide en veulent toujours plus ; ceux qui n’en reçoivent pas, voyant l’exemple de ceux qui en reçoivent, deviennent jaloux et veulent également une assistance. Comme l’élite dominante ne peut pas “aider” tout le monde, elle finit par exciter l’impatience des opprimés.

Les leaders révolutionnaires devraient tirer avantage des contradictions de la manipulation en la posant comme problème aux opprimés avec pour objectif de les organiser.

L’invasion culturelle

Les oppresseurs utilisent une technique fondamentale : l’invasion culturelle.  Dans ce phénomène, les envahisseurs pénètrent le contexte culturel d’un autre groupe, en total irrespect des potentiels de ce dernier ; ils imposent leurs propres vues sur le monde sur ceux qu’ils envahissent et inhibent la créativité des envahis en étouffant leur expression.

Toute domination implique une invasion, parfois physique et évidente, parfois sous couvert, l’envahisseur assumant alors le rôle d’un ami venant en aide.

La conquête culturelle mène à l’inauthenticité culturelle de ceux qui sont envahis ; ils commencent à répondre aux valeurs, aux standards et aux buts des envahisseurs.

Pour que l’invasion culturelle réussisse, il est essentiel que ceux qui sont envahis deviennent persuadés de leur infériorité intrinsèque.

Le moi opprimé doit rompre avec cette presque adhésion au « tu » de l’oppresseur, se séparant de ce dernier afin de la voir plus objectivement, à tel point de se reconnaître de manière critique comme étant en contradiction avec l’oppresseur.

L’invasion culturelle est d’un côté un instrument de domination et de l’autre, le résultat de la domination. Ainsi, l’action culturelle d’un caractère dominant (comme toute forme d’action antidialogique), en plus d’être délibérée et planifiée, est d’un autre sens simplement un produit de la réalité oppressive.Les maisons et les écoles (des maternelles aux universités) n’existent pas dans l’abstrait, mais dans l’espace-temps. Dans les structures de la domination, elles fonctionnent largement comme des agences qui préparent les envahisseurs du futur.

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Des professionnels de l’éducation bien intentionnés (ceux qui utilisent “l’invasion” non pas comme une idéologie délibérée mais comme l’expression de leur propre éducation), découvrent éventuellement que certains de leurs échecs éducatifs doivent être attribués non pas à l’infériorité intrinsèque des “gens simples du peuple”, mais à la violence de leur propre acte d’invasion. Ceux qui font cette découverte font face à une alternative difficile : ils ressentent le besoins de renoncer à l’invasion, mas les schémas de la domination sont tellement imbriqués en eux que ce renoncement deviendrait une menace pour leur propre identité. Renoncer à l’invasion voudrait dire mettre fin à leur statut ambivalent de dominé et de dominant. Cela voudrait dire abandonner tous les mythes qui nourrissent l’invasion et commencer à incarner l’action dialogique. Pour cette même raison, cela voudrait dire cesser d’être au-dessus ou dans (en tant qu’étrangers) afin d’être avec (en tant que camarades). Ainsi, la peur de la liberté s’empare de ces personnes. Durant ce processus traumatique, elles tendent bien évidemment à rationaliser leur peur en une série d’évasions. Se départir et renoncer à leurs mythes représente, à ce moment précis, un acte d’auto-violence. D’un autre côté, les réaffirmer est se révéler. La seule sortie possible (qui fonctionne comme un mécanisme de défense) est de projeter sur celui ou celle qui les bouscule leurs propres pratiques habituelles : manipuler, conquérir et envahir. Dans les deux cas, la culture de la classe dominante entrave l’affirmation que les gens sont des êtres de décision. En fait, ces réactions sont des effets de la dominationqui à leur tour deviennent des causes de domination. Ceci est un des problèmes les plus sérieux auquel la révolution devra se confronter lorsqu’elle atteindra le pouvoir.

Ceci implique que les leaders révolutionnaires, progressant de ce qui était au préalable une action culturelle dialogique, initient une “révolution culturelle.” La “révolution culturelle” voit toute la société à reconstruire, incluant toutes les activités humaines, comme l’objet de son action rénovatrice.

Alors que la révolution culturelle approfondit la conscientizaçãodans la praxis créative de la nouvelle société, les gens vont commencer à percevoir pourquoi les vestiges mythiques de la vieille société survivent dans la nouvelle et ils seront alors capables de se libérer plus rapidement de ces spectres, qui en freinant l’édification de la nouvelle société, ont toujours constitué un problème sérieux pour toutes les révolutions [du passé]. Par ces vestiges culturels la société oppressive continue d’envahir, cette fois-ci d’envahir la société révolutionnaire.

Finalement, une révolution culturelle développe la pratique du dialogue permanent entre les leaders et les gens, le peuple, et consolide la participation de ces gens au pouvoir. De cette façon, à la fois les leaders et les gens continuent leur activité critique, la révolution sera ainsi capable de mieux se défendre contre les tendances bureaucratiques (qui mènent à de nouvelles formes d’oppression) et contre l’ ”invasion” (qui est toujours la même).

Habituellement, le groupe des leaders révolutionnaires est constitué d’hommes et de femmes qui d’une manière ou d’une autre, ont appartenu à la strate sociale des dominants. À un certain moment de leur expérience existentielle, sous certaines conditions historiques, ces leaders renoncent à la classe à laquelle ils appartiennent et rejoignent les opprimés, dans un acte de véritable solidarité (du moins l’espère t’on…). Que cette adhérence soit le résultat d’une analyse scientifique de la réalité ou pas, elle représente (lorsqu’authentique) un acte d’amour et de véritable dévotion. Rejoindre les opprimés veut dire aller vers eux et communiquer avec eux. Les gens doivent se retrouver dans les leaders qui émergent et ces derniers doivent se retrouver dans le peuple. Mais les gens ne les reconnaîtront comme leurs leaders que s’ils sont déjà en partie conscients du système d’oppression, de leur statut d’opprimé et du fait que chaque opprimé héberge à sa façon l’oppresseur. Mais pratiquement jamais un groupe de leaders révolutionnaires ne perçoit qu’il peut constituer une contradiction par rapport au peuple.

Afin de mener à bien la révolution, les leaders révolutionnaires requièrent sans nul doute l’adhésion des gens. Quand des leaders en contradiction avec le peuple recherchent cette adhésion et trouvent plutôt un certain flottement et manque de confiance, ils regardent souvent cette réaction comme un indicateur de renoncement de la part des gens. Ils interprètent un certain moment historique de la conscience du peuple comme une preuve de leur déficience intrinsèque. Comme les leaders ont besoin de l’adhésion des gens de façon à achever la révolution (qui sont en même temps des gens n’ayant pas confiance et donc à qui il est difficile de faire confiance), ils sont alors tentés d’utiliser les mêmes procédures que les élites dominantes usent pour opprimer. Rationalisant leur manque de confiance dans le peuple, les leaders disent qu’il est alors impossible de dialoguer avec celui-ci avant de prendre le pouvoir, optant ainsi pour la théorie de l’action anti-dialogique. À partir de là, tout comme les élites dominantes, ils essaient de conquérir le peuple : ils deviennent messianiques ; ils utilisent la manipulation et mettent en place une invasion culturelle. En avançant le long de ces chemins, les chemins de l’oppression, ils ne parviendront pas au succès révolutionnaire, et s’ils y parviennent, il ne s’agira en rien d’une authentique révolution.

La coopération

Bien que la confiance soit à la base du dialogue, elle n’est pas une condition a priori de ce dernier; elle résulte de la rencontre dans laquelle les personnes sont des co-sujets dans la dénonciation du monde, en tant que partie de la transformation du monde. C’est alors que peut s’établir une véritable coopération, c’est-à-dire une communion à égalité dans et par la praxis. Comme ce fût le cas pour Che Guevara avec les paysans cubains.

Union pour la libération

Si l’union des opprimés est indispensable à leur libération collective, elle est difficile à réaliser puisque les oppresseurs ont tous les moyens (de propagande et de répression) tandis que le peuple et les leaders révolutionnaires n’en ont aucun, si ce n’est leur propre force et leur honnêteté pour enclencher un maximum de dialogues.

L'organisation

Le témoignage (le discours) des leaders révolutionnaires est nécessairement lié au contexte spatio-temporel dans lequel il s’inscrit, puisqu’il est le fruit du dialogue avec les gens. Cependant, tout témoignage authentique implique le fait de courir des risques, incluant la possibilité que les leaders ne gagnent pas une immédiate adhésion des gens. Un témoignage qui n’a pas porté ses fruits à un certain moment et sous certaines conditions n’est pas rendu incapable de porter ses fruits demain. Comme ce n’est pas un geste abstrait, mais une action, une confrontation avec le monde et ses gens, il n’est en rien statique. C’est un élément dynamique qui devient partie du contexte sociétal dans lequel il se produit et qui agit sur ce contexte.

Pour les leaders révolutionnaires, l’organisation veut dire s’organiser avec les gens, avec le peuple. L’organisation ne correspond à sa nature et à son objectif que si en elle-même elle constitue la pratique de la liberté. Ainsi, la discipline nécessaire à toute organisation ne doit pas être confondue avec la régimentation. Il est vrai que sans leadership, discipline, détermination et objectifs, sans tâches à remplir et comptes à rendre, une organisation ne peut pas survivre et l’action révolutionnaire est donc par là-même diluée. Quoi qu’il en soit, ce fait ne peut jamais être utilisé pour justifier le traitement des gens comme des choses, des objets qu’on utiliserait.

La théorie dialogique de l’action s’oppose à la fois à l’autoritarisme et au laxisme et affirme par là l’autorité de la liberté. Il n’y a pas de liberté sans autorité, mais il n’y a pas non plus d’autorité sans liberté. Toute liberté contient la possibilité que sous certaines circonstances spéciales (et à des niveaux existentiels différents), elle puisse devenir autorité. La liberté et l’autorité ne peuvent pas être isolées, mais doivent être considérées comme étant en relation l’une avec l’autre.

Dans la théorie de l’action dialogique, l’organisation requiert l’autorité, elle ne peut donc pas être autoritaire ; elle requiert la liberté, elle ne peut donc pas être laxiste. L’organisation est plutôt un processus hautement éducatif dans lequel les leaders et le peuple font l’expérience ensemble de la véritable autorité et de la liberté, qu’ils essaient ensuite d’établir dans la société en transformant la réalité qui est leur médiatrice.

La synthèse culturelle

L’action culturelle dialogique n’a pas pour but la disparition de la dialectique permanence-changement dans les structures sociales, mais plutôt de surmonter les contradictions antagonistes de la structure sociale, parvenant ainsi à la libération des êtres humains.

Dans la synthèse culturelle, les acteurs qui viennent “d’un autre monde” (les leaders révolutionnaires, les militants) vers le monde d’autres personnes (les gens, le peuple) ne le font pas de manière invasive. Ils ne viennent pas pour enseigner ou transmettre ou pour donner quoi que ce soit, mais plutôt pour apprendre avec les gens, au sujet du monde de ces gens.

La synthèse culturelle est un mode d’action pour confronter la culture en tant que préservateur des structures par lesquelles elle fut formée. L’action culturelle, en tant qu’action historique, est un instrument de remplacement de la culture dominante aliénée et aliénante. En ce sens, chaque authentique révolution est une révolution culturelle.

La synthèse culturelle est la seule voie possible.

Les leaders révolutionnaires font beaucoup d’erreurs et calculent mal en ne prenant pas en compte quelque chose d’aussi réel que la perception du monde des gens : une vue qui implicitement et explicitement contient leurs préoccupations, leurs doutes, leurs espoirs, leur façon de voir les leaders, leur perception d’eux-mêmes et des oppresseurs, leurs croyances religieuses, leur fatalisme et leurs réactions rebelles. Aucun de ces éléments ne peut être vu séparément, car dans leur interaction, tous composent une totalité. Pour les leaders révolutionnaires, la connaissance de cette totalité est indispensable à leur action de synthèse culturelle.

Celle-ci (précisément à cause du fait qu’elle soit une synthèse) ne veut pas dire que les objectifs de l’action révolutionnaire devraient être limités par les aspirations exprimées dans la vision du monde des gens. Si ceci devait se produire (sous le déguisement du respect de cette vue), les leaders révolutionnaires seraient passivement liés à cette vision. Ni l’invasion par les leaders de la vision du monde des gens ni une simple adaptation des leaders aux (souvent naïves) aspirations du peuple ne sont acceptables.

Les leaders doivent d’un côté s’identifier avec la demande des gens (par exemple pour de plus hauts salaires), et d’un autre côté ils doivent poser le sens de cette demande comme un problème.