février 25, 2019

Entretien avec Mathilde Larrère, historienne des révolutions

"C'est un des grands enjeux du pouvoir, de donner "des droits", par exemple en mai 68, le droit de vote à 18 ans : ensuite ils n'ont plus (d'après le pouvoir) de légitimité à aller dans la rue."

Entretien avec Mathilde Larrère, historienne des révolutions

Cet entretien a été publié avant le mouvement des gilets jaunes. Nous vous conseillons vivement de regarder les émissions d'arrêt sur images qui y ont été consacrées et notamment celle-ci sur la démocratie représentative où Mathilde Larrère  donne de précieuses indications sur le rôle des mandataires durant la commune ou sur le maintien de l'ordre durant les révolutions du XIXème siècle, éclairant l'actualité.

Mathilde Larrère est historienne des révolutions et du maintien de l'ordre. Elle a dirigé l'ouvrage collectif  Révolutions : quand les peuples font l'histoire, Paris, Belin, coll. « Beaux-livres Histoire », en 2013 et a publié l'été 2018 avec Aude Lorriaux, Des intrus en politique. Femmes et minorités : dominations et résistances, Détour, 2018. Elle est également chroniqueuse sur Arrêt sur images et médiapart, et publie de nombreux threads historiques sur twitter.

Coopérative Citoyenne : Nous sommes une association d'éducation populaire qui fonctionne par action/recherche, autour des vastes questions suivantes : faire de la politique autrement, et développer l'imaginaire et expérimenter les modalités autour des rouages (en bloc et en détails...) d'une société démocratique. C'est pourquoi tous les savoirs nous sont importants, issus de l'expérience comme de la recherche.

Vous avez en quelque sorte établi une typologie des révolutions et des contre révolutions, pouvez-vous nous expliquer votre méthode ?

Les révolutions quand elles se produisent, sont un grand bazar dans lequel personne ne se retrouve. Les historien-ne-s, font le tri des sources, les recoupent, et avec le temps, on arrive à y voir plus clair. Effectivement, elles ne sont pas toutes composées des mêmes ingrédients politiques, même si leur nature reste la même. C'est un renversement de régime complet, qui passe donc nécessairement par une phase illégale, violente même si le sang ne coule pas. La typologie est donc facile au XIXème, beaucoup plus complexe au XXème siècle, concernant les plus récentes nous tâtonnons !

Les révolutions libérales comme 1789, ont mis à bat l'asservissement par les rois et la noblesse. Ainsi le peuple et la bourgeoisie naissante ont-ils pu assoir la République en France par exemple. Cependant les aspirations sociales ont été écrasées pour ne donner du pouvoir qu'à la bourgeoisie.

C'est en 1793 que l'aspiration sociale va pouvoir s'exprimer, dans cette nouvelle révolution que je qualifie de radicale. Toujours en France, la révolution de 1848 reste libérale, la commune elle sera à la fois démocratique et sociale.

A chaque type de révolution sa contre révolution. Face aux libéraux la monarchie, face aux révolutions radicales, et démocratiques et sociales, les libéraux.

Au XXème siècle, beaucoup de révolutions démocratiques et sociales se dérouleront sur différents continents.

Nous employons des outils pédagogiques au service de processus d'éducation populaire, qui la plupart du temps ont été inventés lors de révolutions, ou dans la clandestinité, et souvent au service des couches les plus pauvres de la population. Pourtant aujourd'hui, ces méthodes sont souvent taxées de "nouvelles pratiques militantes", en comparaison des tracts et affiches qui seraient classiques. Y a t'il un outillage révolutionnaire, des méthodes qui ne sont utilisées que lors de situations insurrectionnelles ?

Ce n'est pas un domaine que j'étudie particulièrement. Je ne saurais dire précisément "comment" se fabriquent les révolutions. Néanmoins, l'oralité est souvent première. Les pauvres sont de façon systémique peu instruits, donc ils parlent plus qu'ils n'écrivent et ne lisent, et se transmettent informations et réflexions en discutant, chantant et criant dans la rue.

Pour prendre des décisions, le vote reste central car il a un côté pratique, et contrôlable. Dans tous les sens du terme d'ailleurs, à la fois pour vérifier que les résultats ne sont pas trafiqués, on peut garder facilement les traces des différents votes par écrit etc. Mais aussi pour le pouvoir, savoir qui vote quoi est une forme de surveillance. Ainsi l'isoloir est-il très important... et ainsi les gens ont-ils parfois peur de révéler pour quoi ils votent sur leur lieu de travail par exemple.

Plus on légitime le vote, plus on délégitime toutes les autres formes d'arbitrage démocratique. Emmanuel Macron pense que la démocratie n'est pas dans la rue, parce que cela l'arrange de considérer le vote comme seul légitime : il est élu, il ne souhaite pas restituer de son pouvoir !

Dans toutes les expérimentations démocratiques qui ont eu lieu lors de révolutions, y en t'il certaines qui sont restées dans les placards, qui vaudraient la peine d'être ressuscitées ?

Oui, je trouve que les mouvement associatifs et de mutuelles entre 1830 et 1870 gagneraient à être mieux connus. Par "la force des choses" les ouvriers se sont débrouillés, ont créé des caisses de solidarité, des système de gestion de celles-ci, pour différents types de risques ou de difficultés.

Il y a là des tas d'expériences qu'on connait peu et qui pourraient beaucoup nous inspirer, avec des formes de démocratie directe que j'ai retrouvées d'ailleurs par certains aspects dans Nuit Debout. Une volonté de faire concrètement, ici et maintenant, à la hauteur de ce qu'on a comme souci direct, avec dans un double mouvement, un rejet de "la loi El Khomri et son monde", donc avec une portée révolutionnaire comprise dans le prix.

4. La question de la légitimé (ou plutôt de l'illégitimité) des savoirs et de la parole populaire nous préoccupe beaucoup. C'est pourquoi beaucoup d'outils d'éducation populaire sont fondés sur les récits de vie, la socio-analyse, et la capacité à excaver les savoirs délégitimés par le pouvoir capitaliste. Il me semble que la question de la légitimité à exercer le pouvoir est aussi au centre des processus révolutionnaires, avec le passage obligé par un vote qui souvent conduit à une contre révolution. Comment peut on démêler le nœud de la légitimité populaire à exercer le pouvoir ?

Oui c'est une question importante. Évidemment que les contradictions de la société s'exercent sous forme de rapports de forces, et que ceux qui ont le pouvoir n'ont pas intérêt à donner du poids à des gens qui créent des outils pour gagner un peu plus de pouvoir. Si dans l'adversité les plus démunis se prennent en main, alors la puissance de ceux qui ont le pouvoir est diminuée.

Ainsi des mouvements de fond comme les mutuelles et associations dont je parlais doivent-ils sans doute donner comme un élan pour qu'à un moment les plus opprimés se sentent effectivement légitimes  pour se lancer.

C'est d'ailleurs un des grands jeux du pouvoir, de donner des droits comme le droit de vote aux jeunes en 68 : après ils n'ont plus de légitimité (d'après le pouvoir) à aller dans la rue. Le fait de pouvoir multiplier les lieux et les formes de l'exercice de la citoyenneté reste une garantie de vivacité démocratique.

Simplement, il faut bien reconnaitre qu'il n'y a pas de "truc", ni de "moment M". En 36, personne n'aurait pu prévoir les grandes grèves. Parfois, toutes les conditions sont réunies pour qu'une révolution se produise et rien ne se passe. Parfois, on ne sait pas pourquoi, ça se déclenche. Au XIXème siècle, il n'y a pas de moment particulier de très grande conscientisation.

En revanche, le moment où se produit une révolution, la conscientisation politique est d'une puissance prodigieuse.